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08.03.2023 : Christophe Leu, guitariste professionnel et professeur de guitare au Conservatoire populaire : "le réel, il n'y a que ça de vrai".

8 mars 2023 par
08.03.2023 : Christophe Leu, guitariste professionnel et professeur de guitare au Conservatoire populaire : "le réel, il n'y a que ça de vrai".
VPI

> Bonjour Christophe, tu es un guitariste professionnel et professeur de guitare, et ta carrière est impressionnante. Comment tout cela a-t-il débuté pour toi ?

Mes grands-parents étaient musiciens professionnels, et mon frère faisait du piano, même s'il n'était pas très bon. Le piano était dans ma chambre, donc j'ai dû assister aux engueulades entre ma mère et mon frère, ce qui ne m'a dans un premier temps pas donné envie de m'y mettre (rires). Et puis j'ai ensuite commencé à jouer de la musique vers 16 ans de mon plein gré. A partir de là, je me suis rendu assez vite compte que j'avais des dispositions pour la guitare. Je jouais avec un accordage que j'avais inventé, donc j'arrivais à faire des choses. Un jour, on m'a montré le vrai accordage et là, j'ai dû tout recommencer (rires)… J'ai donc pris des cours à la Migros, mais ça ne m'allait pas du tout. Ensuite, j'ai avancé de manière autodidacte, et j'ai pris quelques cours de guitare électrique avec Gabor Kristof, l'ancien directeur de l'ETM. J'ai fini par arrêter et finalement, j'ai appris par Philippe Dragonetti, avec qui je joue encore actuellement, qu'il y avait un prof super qui s'appelait Angelo Lazzari à l'Académie de musique.

Je le trouvais extraordinaire. Il aimait la musique et il se donnait à fond dedans. J'ai obtenu un certificat de fin d'études en trois ans en partant de pratiquement rien, car je ne savais pas lire la musique à l'époque. Ensuite, je suis allé au Conservatoire supérieur, dans la classe de Mme Sao Marcos. Elle ne voulait pas de moi au départ, mais comme j'étais très bosseur, elle ne voulait plus que moi à la fin (rires). Je suis arrivé avec un niveau de solfège pitoyable, ce qui fait que j'étais très en avance en guitare et très en retard en solfège. Comme on me disait que je ne pourrai jamais avoir un diplôme à cause de ça, j'ai rattrapé le solfège en travaillant comme un forcené, et j'ai eu mon diplôme. J'ai fait les deux années de perfectionnement, puis la "virtuosité" – c'est comme un master aujourd’hui, il me semble. Et là dessus, j'ai eu la chance de pouvoir prendre des cours avec André Segovia, icône mondiale de la guitare classique. J'ai donc fait 15 jours avec lui et d'autres pointures selectionnées, et l'année suivante j'ai gagné un concours international au Portugal. A partir de là, j'ai compris que c’était ma voie et j’ai commencé à enseigner dans les écoles de musique et dans le cadre de cours privés.


> Tu as aussi donné des cours à l'ETM en classe pré-pro pendant pas mal de temps. Comment ça s'est fait ?

 Au départ, Gabor n'était pas très chaud, parce que j'étais quand même le guitariste classique qui allait enseigner dans une école de rock, donc il voulait qu'on se voie une fois par semaine pour me superviser. Mais comme j'ai toujours joué de la guitare électrique, ça allait très bien. Je remplaçais Thomas Bouvier, un vrai bassiste soliste, pas vraiment accompagnateur, qui s'était cassé la jambe au ski. Donc je prenais en charge les cours dont il avait la responsabilité : le solfège, le développement de l'écoute et l'improvisation. Quand j'ai annoncé aux élèves que j'allais devoir repartir parce que Thomas revenait, ils m'ont dit "s'il revient, on part." Au brief pro de l'ETM, où on parlait des problèmes, j'ai évoqué la situation en fin de réunion et Gabor m'a dit d'aller voir Thomas, ce que j'ai fait. Quand je lui ai dit que les élèves voulaient continuer avec moi, il m'a tout de suite répondu que ça l'arrangeait, qu'il en avait un peu marre de l'ETM, et j'ai donc repris ses classes, et travaillé … 20 ans à l'ETM.

À côté de ça, je donnais toujours des cours de guitare classique. Ensuite, j'ai été suppléant d'Yves Roth au Conservatoire place Neuve pendant une année. Pendant des années, j'ai postulé au Conservatoire populaire pour un poste de prof, mais je n'étais jamais pris. Et puis à 45 ans, j'avais finalement l'expérience qu'ils recherchaient. Pendant 5 ans, j'ai travaillé à l'ETM en parallèle, mais j'ai arrêté parce que j'étais plus intéressé par l’enseignement de la la guitare classique et qu'avec l'ETM ça faisait trop.


> Tu as aussi une grosse expérience de la scène...

 Oui, mais alors au départ, les concerts, c'était dans des groupes de hard-rock avec lesquels on jouait très mal. Mais on jouait, c'était l'essentiel ! On jouait avec des vrais musiciens, très mal, et puis on s'améliorait à force parce qu'on faisait deux ou trois répètes par semaine.

Je faisais de la guitare classique à côté, mais j'ai quand même d'abord commencé par vouloir être Eric Clapton, ou Jeff Beck (rires). Mais il fallait aller aux États Unis, au GIT, et mes parents ne pouvaient pas financer cela. Par contre, je pouvais aller au Conservatoire supérieur, parce que c'était gratuit pour les gens dont les parents étaient fiscalisés à Genève. Donc c'est ce que j'ai fait. J'ai toujours hésité entre les deux voies – guitare classique et électrique – parce que j'étais passionné par les deux. Je me disais donc "j'irai là où le vent me portera". Mais le vent m'a tout le temps porté un peu d'un côté, puis de l'autre. Ça n'a jamais été clairement défini. Ce n'était pas complètement à mon avantage, parce que j'étais toujours un peu "le vilain petit canard" dans un monde comme dans l'autre : le joueur de guitare classique dans le monde du rock, et le rocker dans le monde du classique. Mais d'un autre côté, ça m'a permis de développer un atout génial, qui est la polyvalence ; et pour ce que je ne sais pas faire, je « délègue”. Par exemple, le jazz pointu comme le be-bop. Comme ce n'est pas vraiment mon truc, je laisse faire à d'autres.

Le fait d'être entre classique et rock m'a amené à la variété, et là j'ai eu beaucoup de travail : j'ai fait à peu près 260 concerts avec Alain Morisod entre 1992 et 1995, au Québec et en tournée en Suisse, qui m'a appris aussi à être hyper solide dans mes performances : pas le droit de faire de l'impro, il fallait jouer exactement comme il me disait de le faire, parce qu'il ne rigolait pas avec ça, même s'il avait par ailleurs un côté bon enfant. J'ai aussi travaillé avec un chanteur qui a fait La Nouvelle Star, et sur d'autres projets de ce type, puis j'ai joué des spectacles autour de Jacques Brel avec Claude Delabays pendant une bonne douzaine d'années. On a enregistré des albums, on a fait énormément de concerts autour de ça, et j'utilisais tout ce que je savais faire en guitare classique, mais en arrangeant ça à la sauce folk/blues, un peu dans le style de Francis Cabrel.


> En tant que guitariste classique, tu as aussi joué avec de grands orchestres ?

 Mon premier engagement avec l'Orchestre de Suisse Romande est arrivé à travers un guitariste qui s'appelait Danny Ruchat, et qui jouait de l'électrique avec l'OSR pour des répertoires de type Gershwin et autres. Il est venu me voir un jour et m'a dit qu'il y a une partition de Pierre Boulez dont il est incapable de jouer même la première note, et m'a demandé si je voulais la faire. J'ai accepté le défi, j'ai travaillé comme un malade dessus, et tiens-toi bien : le concert a été annulé (rires). Par contre, ça m'a mis le pied à l'étrier et trois semaines après, on m'a rappelé pour une autre œuvre contemporaine, mais abordable cette fois. Il fallait, entre-autre, frotter des cailloux sur le chevalet de sa guitare, puis d'autres choses de cet acabit... C'est comme ça que je suis entré à l'OSR et ça fait donc maintenant 35 ans que je joue avec l'OSR et le Grand Théâtre de Genève. J'ai joué dans tous les opéras depuis, "Le Barbier de Séville", les opéras de Verdi, Kurt Weil, Berlioz, etc. J'en ai fait douze ou quatorze différents, certains plusieurs fois. Et j'ai aussi fait tous les trucs bizarres avec l'Orchestre de Suisse Romande en guitare électrique, guitare basse et guitare classique, parce que je prenais tout. Ça s'est calmé maintenant, parce que j'ai trop de bougies sur mon gâteau d'anniversaire, je pense (rires).

Quand Danny est décédé, plein de jobs qu'il assurait sont arrivés chez moi. Assez rapidement, l'Orchestre de Chambre de Genève m'a demandé de travailler avec eux pour y jouer du banjo et de la guitare, car c'était ce qu'il y faisait. J'ai aussi repris sa place dans le Della Maestra Sextet, qui faisait du jazz-rock de haut niveau, et puis quelques autres projets. Avec l'OCG, je joue entre autres sur des  films de Charlie Chaplin où l'orchestre exécute en live la musique du film diffusé. C'est assez génial : le film passe à l'écran, et on joue sans une minute de pause. Le chef suit le film, et on suit le chef qui s'adapte à l'image en temps réel, donc c'est très pointu.


> Tu as eu des groupes ?

Oui, bien sûr. En classique, j'ai fait à peu près tout ce qu'on peut faire en musique de chambre : duo, trio, avec clavecin, guitare, chant, flûte... Toutes les configurations. A côté de ça, j'avais des groupes de blues/rock parce que j'adore ça.


> C'est ton côté Clapton !

Tout à fait (rires). Clapton, Stevie Ray Vaughan, Jeff Beck, c'était des héros pour moi... J'ai joué dans des groupes de blues comme le Buster Brown Blues Band, des choses comme ça. Après, j'eu un groupe de jazz-rock qui s'appelait Améthyste, avec qui on a eu un succès fou à Genève, et dont le nom était même connu jusqu'en Russie. On était à fond dans Larry Carlton, Robben Ford. C'était un groupe qui marchait, mais on ne s'en rendait pas vraiment compte.


> Quelle est ton actualité musicale en ce moment ? 

En ce moment j'ai trois casquettes : enseignant, imprésario, et musicien. C'est sympa, mais prenant. 

Maintenant que je suis un heureux retraité du Conservatoire, je continue à donner quelques cours privés à des gens très passionnés que je ne sélectionne pas vraiment, parce que s'ils viennent jusqu'à chez moi à la campagne, c'est qu'ils ont vraiment envie. 

Je m'implique aussi beaucoup dans mon duo avec Philippe Dragonetti, qui a le même parcours classique et électrique que moi, ce qui fait qu'on s'entend très bien ensemble. Je fais l'imprésario, parce que les concerts ne tombent pas tout seuls à Genève – ni nulle part d'ailleurs. J'ai réussi à nous faire jouer dans un festival de guitare dans le Vaucluse l'année dernière, et j'ai trouvé un festival dans le Cantal pour l'été prochain. J'essaye de sortir un peu de Genève, parce que j'ai toujours eu l'impression que même si c'est génial pour jouer, on y est un peu comme un hamster dans sa roue, on tourne vite et on reste sur place. Quand tu joues à Nyon, c'est déjà un événement (rires).


> Tu as également enseigné au Conservatoire populaire de musique, danse et théâtre (CPMDT). Peux-tu nous dire quelques mots sur cette institution ?

Le CPMDT, ça a toujours été l'école de l'ouverture par rapport au Conservatoire – qui était beaucoup plus axé sur les études classiques pures, même s'il se diversifie un peu maintenant. C'est la première école qui a eu une classe d'accordéon, et c'est aussi la première qui s'est associée avec l'AMR pour faire les liens entre le jazz et la musique classique. Le CPMDT a aussi des centres d'enseignement partout, dans toutes les communes, et on avait toujours carte blanche : si on avait une idée, on pouvait facilement la réaliser. C'est une institution géniale, parce que c'est une liberté totale. Et puis, au niveau des enseignants, on a petit à petit eu des gens de très haut niveau.

Quant à moi, je suis entré au CPMDT à 45 ans, car ils cherchaient des gens qui avaient déjà des compétences et du métier. Il y avait un directeur extraordinaire, Roland Vuataz, qui était ouvert à tout. Mon double parcours de guitariste électrique et classique l'intéressait beaucoup, et c'est pour ça que j'ai été engagé. J'y ai enseigné la guitare classique aux centres Thônex et à Cologny en plus d’un atelier pour guitaristes électriques au siège, et puis un jour on m'a demandé de devenir responsable de centre. Donc je suis devenu responsable de celui de Cologny, et du coup, on m'a proposé d'être aussi responsable à Thônex, ce qui impliquait d'être responsable en plus à Chêne-Bourg et à Anières. J'avais donc quatre centres sous ma responsabilité pour lesquels je devais organiser les auditions, réunir les profs, recenser le matériel, faire des programmes, etc. J'ai beaucoup aimé faire ça, même si c'était hyper prenant. Les gens étaient à l’écoute : les collègues, la direction, les élèves... J'en ai de vraiment très bons souvenirs.


> Comment t'es-tu mis à la guitare ? Tu te souviens de ta première guitare ?

J'ai commencé par passion, parce que j'avais entendu Jimmy Page, Eric Clapton, et Jeff Beck à la télévision ou sur des disques, et que j'ai eu envie de faire pareil. Un copain avait acheté une guitare à 100 balles chez un ami à lui. C'était une pelle injouable, mais qui ressemblait à la guitare d'Elvis Presley. Mon pote était incapable d'en tirer un son et il me l'a prêtée. Moi, avec mon accordage bizarre qui formait un accord – le premier open-tuning que j'ai trouvé par hasard, en fait – j'ai réussi à la jouer, et il me l'a prêtée pendant six mois. Ensuite, je suis allé chez Saxo Musique, je ne sais pas si tu te souviens de ce magasin (rires)…


> Si, bien sûr...

J'ai acheté une guitare finlandaise avec des cordes en nylon, une Landola, qui ne coûtait pas grand chose non plus. J'ai participé à un camp de jeunesse protestante en Corse où on avait des profs qui nous donnaient des cours, et comme j'étais dans le groupe de ceux qui faisaient du folk, j'ai enlevé les cordes en nylon pour les remplacer par des cordes métalliques, ce qui a bousillé l’instrument. Plus tard, je suis allé chez Servette-Music, où j'ai acheté une Espinoza à 400 ou 500 francs. Puis après, je suis arrivé chez Mme Sao Marcos qui m'a obligé à acheter une Vogt ,une guitare allemande, de très haut niveau.


> Est ce que tu joues d'autres instruments que la guitare ? 

J'ai fait quatre ans de piano classique en tant que deuxième instrument durant mes études. Je ne suis pas très bon, mais j'arrive à bien jouer des petits standards de jazz ou à accompagner des chansons, même si c'est de façon très basique. Je joue aussi pas mal de guitare basse et du banjo, mais là je triche parce que c'est un banjo à six cordes. C'est trop tard pour moi pour apprendre le banjo style New Orleans à quatre cordes, et je n'ai pas eu le courage de m'attaquer au banjo cinq cordes style country. J'ai aussi essayé de jouer du luth, mais j'avais déjà assez de boulot comme ça avec la guitare classique et la guitare électrique.


> Qu'est-ce que t'apporte le fait de jouer d'autres instruments ?

Comme je fais aussi de la composition, la basse m'apporte beaucoup. C'est un instrument magnifique si tu arrives à le sortir rapidement de son côté "pain-fromage" des années 60. Construire une ligne de basse, c'est très intéressant : pas juste poser la tonique et la quinte, mais savoir suivre les mouvements harmoniques, le rythme. Comme j'ai fait de la variété, je faisais souvent la partie de basse moi-même. D'où le gag : "Ne prends pas un bassiste ! Il va mettre longtemps à enregistrer, il va boire toutes tes bières, puis filer avec ta copine" (rires). Mais les choses ont bien changé, il y a maintenant beaucoup de bassistes extraordinaires.


> Quels sont tes styles de musique préférées et tes influences majeures en guitare classique ?

J'ai toujours adoré la musique baroque, parce que c'est une musique qui est hyper reposante et qu'elle a un côté majestueux. C'est très difficile à jouer à la guitare, par contre. Et j'aime la musique des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles : MauroGiuliani, Fernando Sor, toutes ces choses très virtuoses. Et bien sûr les compositeurs sud-américains comme Astor Piazzolla ou Pujol. J'aime aussi beaucoup les compositions de Bach et de Vivaldi, que je trouve magnifiquement bien pensées. Je trouve que c'est de la musique vivante, somptueuse et gaie. 

Durant ma carrière, j'ai découvert beaucoup d'autres approches : plein de compositeurs de musique actuelles pour guitare classique font des choses magnifiques. Je suis aussi évidemment très fan de tout ce qui est espagnol, comme Albeniz dont on joue Asturias, qui sont des pièces composées au piano mais avec l’idée de la guitare, et qui sonnent donc souvent mieux à la guitare. J'adore aussi l'harmonie de Gershwin et de Leonard Bernstein, et j'essaie de mélanger ces influences.

Par contre, j'écoute rarement des albums de guitare classique, parce que j'en fais déjà tellement... Je préfère écouter des ensembles classiques importants, parce que c'est plus intéressant de voir comment un bon orchestre symphonique ou un quartet joue. Ça m'inspire plus que d'écouter le guitariste classique qui a fait son album solo.


> Quel modèle de guitare joues tu aujourd'hui ?

En ce qui concerne les bonnes guitares, j'ai commencé avec les Vogt. J'en ai acheté une deuxième un jour, mais elle ne sonnait pas bien. Elle avait une table en épicéa et un son dur. Elle était très difficile à jouer. Je l'ai revendue, et Yves Imer de Servette-Music m'a un jour proposé une Corbellari, qui était pour moi la révélation du siècle : une guitare onctueuse qui avait un son extraordinaire, des harmoniques qui fusent de partout, et une finition absolument parfaite. Elle est équipée d'une table en cèdre, avec un dos et des éclisses en palissandre de Rio. J'ai cette guitare depuis 1985, et je la joue toujours. J'ai d'ailleurs enregistré tous mes albums de duo avec Maya Obradovic/Le Roux avec la Corbellari. 

Il y a 11 ans, j'ai aussi acheté une guitare australienne de Jim Redgate. Il fallait passer par un Américain, un vendeur de guitare très haut de gamme à Los Angeles, pour les obtenir. Cette guitare était extrêmement chère : 12'000 Francs quand même ! Mais elle avait une force démentielle grâce au barrage Lattice, en croisillon. J'ai trouvé ça extraordinaire au début, puis après je me suis lassé, parce que c'était très fort, très puissant, mais ça n'avait pas la poésie, la douceur, ni les aigus de la Corbellari. Par contre, pour jouer avec un orchestre, accompagner un flûtiste ou un instrument comme le violon qui sonne fort, c'était top. J'avais de la puissance en réserve. J'ai adoré cette guitare, mais je l'ai revendue quand j'ai cessé de jouer en duo avec des flûtistes ou des violonistes. 

Avec les technologies d'amplification actuelles, je pense qu'il vaut même mieux avoir une guitare avec un son fabuleux, comme une Corbellari, et qui est quand même assez puissante, et la reprendre par un ampli haute-fidélité, avec un bon micro devant, comme ceux qu'on utilise en studio, un petit Schertler calé sous le siège pour ne pas être envahi par le son, et peut-être un retour si on est dans un orchestre symphonique pour que les autres musiciens puissent entendre, ça fait drôlement bien l'affaire. Et ça sera bien mieux que d'avoir une guitare comme une Jim Redgate qui sonne fort, mais qui a ce côté très claquant qui manque de chaleur.


> Tu as vu nos instruments en magasin, lequel a retenu ton attention et pourquoi ?

Les guitares Hanika sont celles qui me parlent le plus, parce que cette marque a une gamme absolument géniale. Je les recommande à plein d'élèves quand ils sont prêts et qu'ils arrivent à un bon niveau, parce qu'il leur faut un bon instrument, mais sans aller jusqu'à la guitare de concert. J'ai essayé toute la gamme qui était au-dessus et le reste, et elles sont excellentes. Dans les budgets de 1'000 à 3'500 Francs, ils ont des guitares extraordinaires. Et puis il y a les Gropp, dont vous avez des modèles en occasion, qui sont aussi de superbes guitares.


> Quelle est ton expérience avec Servette-Music ? 

J'ai connu Otto, le papa de René Hagmann, c'est dire que mon expérience avec Servette-Music remonte à loin ! Le magasin était encore à la rue Racine à l'époque... Je venais souvent, même si le choix en guitares n'était pas très vaste à l'époque. Et mon expérience est très bonne : j'ai acheté quasiment tous mes instruments ici. Quand je viens, je sais que je suis conseillé par des gens compétents qui aiment vraiment la musique. Sergio, à qui j’ai enseigné durant plusieurs années, est un passionné. Il s'y connaît, et il a un amour authentique de la musique et de la guitare. J'ai besoin de parler avec des gens qui connaissent la musique, qui aiment ça profondément. J'ai aussi besoin d'un magasin intimiste, sans le côté supermarché de la musique. Chez Servette-Music, même si vous avez beaucoup d'instruments, vous restez spécialisés dans la qualité.

Servette-Music a bien mérité ma fidélité, d'ailleurs, parce que vous proposez des relations de confiance et un super service après-vente. Yves m'avait prêté une Hopf Portentosa  en 1986, qui était à l'époque l'instrument le plus haut de gamme qu'il avait en magasin. Je suis parti avec cette guitare en tournée en Colombie et à Porto Rico, sachant quand même que s'il arrivait quelque chose, j'avais une assurance ménage et que je remboursais tout. Et puis un jour, une mécanique avait lâché la veille d'un concert sur ma Corbellari, et Yves est venu depuis le Grand Saconnex au magasin pour démonter et changer la mécanique, puis me l'a apportée à Lully où j'habitais. C'est une qualité de service exceptionnelle, surtout de nos jours.



> Quel est ton meilleur souvenir musical ?

J'ai l'avantage d'avoir une grande expérience parce que j'ai passé toute ma vie en musique. Je suis professionnel depuis l'âge de 25 ans, j'en ai 67, donc ça commence à faire pas mal d'années. J'ai eu des expériences fabuleuses à beaucoup d'égards : j'ai joué à des enterrements, à des mariages, à des baptêmes et avec des groupes de bal... J'ai joué avec Morisod, j'ai joué avec des groupes de rock, avec des chanteurs anglais, avec l'OSR, l'OCG, l'Orchestre de Chambre de Lausanne, etc.

Mais le truc le plus génial que j'ai fait, à mon avis, c'est de jouer dans un club…naturiste. Ça fait rire tout le monde, mais c'est vrai ! Pendant deux saisons de suite, il y avait un club naturiste au sud de la Corse, à Porto Vecchio, où j'allais avec un flûtiste qui était complètement fan de naturisme. On jouait ensemble en duo, et il organisait des petites tournées. On faisait donc six dates en Valais, six dates en Corse, dont trois dates dans le club naturiste, et on y restait ensuite. On avait chacun un bungalow, qui était payé parce qu'on offrait le concert. Un jour, après être arrivés, je m'installe, je bosse mes morceaux pour le concert le lendemain, et on frappe à ma porte. Mon pote arrive, « à poil », avec son étui à flûte et sa femme, « à poil » elle aussi. Il me demande "tu t'es pas mis à ton aise ?" et je lui réponds "ça va, je suis bien en short". Et lui me réplique "tu sais que dès demain, à partir du moment où tu sors du bungalow, il faudra être nu, tu n'as pas le droit d'être habillé". Donc j'ai passé toute la semaine "à poil" (rires). Mais le concert, évidemment, c'était habillé, et c'était rigolo de voir ces gens très classes le soir, qui passaient leurs journées complètement nus le reste du temps. 


> Comment l'enseignement de la guitare classique a-t-il évolué au cours des années ?

Avec Internet, beaucoup de gens lancent des sites ou des combines, et le problème, c'est que pour bien enseigner la guitare classique, il faut avoir un vrai contact physique. Il faut pouvoir prendre en main les doigts des élèves pour les replacer, parce que les explications basées sur des histoires de première case sur la cinquième corde, ça ne marche pas très bien, c'est compliqué. Alors qu'avec un geste, tu peux corriger la position de l'élève, et tu peux aussi lui donner du feedback, le corriger en vrai et lui concocter un vrai programme pédagogique adapté, ce que ne peut évidemment pas faire un mec qui a posté une vidéo sur Youtube. Donc je ne suis pas très enthousiasmé par cet aspect. Tu as maintenant sur Instagram des gens qui donnent des cours de tennis, qui vont te montrer comment tenir une raquette, etc. et tu as l'impression d'avoir tout compris quand tu vois le truc. Ensuite, quand tu vas sur le court, tu te prends 6-0 en dix minutes parce que tu n'as pas l'expérience. La guitare, c'est pareil.

Par contre, Internet a aussi permis de faire connaître des virtuoses du monde entier qu'on ne connaissait pas avant, simplement parce qu'on ne connaissait que les gens autour de chez soi, pour ainsi dire, et ça c'est super. L'enseignement a aussi changé parce que chaque génération a profité de la précédente, donc le niveau de la guitare classique est monté extrêmement haut. Je vois le niveau dans les HEM et celui des jeunes qui en sortent à 20-30 ans, qui gagnent des concours de partout. Si je compare le niveau que j'avais quand je suis rentré au Conservatoire supérieur, qui n'était pourtant pas petit, je dois admettre que la génération d’aujourd’hui est de plus en plus pointue.

Sachant que la première classe de guitare au Conservatoire à Genève est apparue dans les années 70, on a beaucoup évolué : les profs des générations qui ont suivi ont appris des précédentes. Du coup, le niveau est monté progressivement. Après, pour la question de savoir si l'enseignement en lui-même s'est amélioré, ça dépendra des profs. Tu peux être très virtuose mais n'avoir aucun sens de la pédagogie, et à l'inverse, tu peux être un guitariste moyen mais un grand pédagogue. Mais au fond, l'enseignement est toujours basé sur le fait de lire la musique, d'évoluer, de faire sonner son instrument, etc. On est aussi beaucoup plus ouvert au niveau de la composition, parce qu'il y a désormais beaucoup de guitaristes qui composent pour la guitare, et qui savent donc mettre en avant les choses à apprendre sur cet instrument, alors qu'autrefois, on allait vers les compositeurs classiques ou des transcriptions, souvent mal fichues.


> Tu composes pas mal de musique, comment ça se passe pour toi ?

J'ai composé toute ma vie, et j'adore ça. Je compose plutôt au crayon et à la gomme avant d'écrire sur un programme comme Finale ou Cubase, et ça débouche sur des méthodes et des recueils, qui sont édités au Québec et en France , ce qui est top car j'aime faire aboutir les choses  pour qu'elles prennent vie plutôt que de les ranger dans un coin. Une quinzaine de mes recueils édités reçoivent d’ailleurs de très bonnes critiques aux États-Unis et un peu partout. On y retrouve des pièces didactiques pour enfants, essentiellement, des pièces thématiques, comme les animaux et les pays en musique, et des pièces de concert pour duos, dont certaines sont sorties dans des magazines.

En arrivant dans le monde de la variété, j'ai aussi reçu pas mal de chanteurs et de chanteuses chez moi pour qui je faisais des compositions, arrangements, et maquettes, sur mon ordinateur avec une guitare et une voix. Ensuite, je les emmenais en studio et j'engageais des musiciens pour jouer une vraie orchestration. J'ai fait beaucoup d'arrangements comme ça pour des chanteurs de variété, dont ma femme Nicole, qui est une très bonne chanteuse amatrice.


> Quels sont les projets qui t'animent pour l'avenir ?

J'ai fait tellement de choses déjà, que je n'attends plus qu'un truc extraordinaire arrive. J'ai fait Constantin, joué son tube Switzerland Reggae en concert, des tournées avec Alain Morisod, des comédies musicales ; j'ai joué dans des groupes de hard-rock, de blues, de jazz-rock, de jazz... J'ai joué dans Swing Crooner, un groupe avec des très bons musiciens où on jouait du Frank Sinatra... J'ai fait de l'animation musicale... Je crois que j'ai fait à peu près tout ce qu'on pouvait faire.

Donc en ce moment, mon plus grand projet, est mon duo avec Philippe Dragonetti. Ça va faire dix ans qu'on joue ensemble et ça prend de plus en plus d'allure. On commence à trouver des contrats en dehors de Genève, le hamster sort de sa cage (rires). L'objectif, c'est donc de développer ce duo au maximum parce que je suis bien dedans. Je suis imprésario, compositeur, et musicien, et même si on est déjà très investis, on prend le temps de peaufiner et de toujours améliorer ce duo. J'aime bien avoir plus de temps pour jouer, sans subir le stress de donner six heures de cours le mercredi, puis de rentrer chez moi pour bosser encore deux heures parce que j'ai un concert le vendredi. 


> Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui se mettent à la guitare classique ?

Je conseille trois choses essentielles : aller voir des concerts, trouver un prof vraiment compétent, et jouer avec des gens. Les concerts, ça permet d'avoir l'expérience du but de la musique qu'on joue, qui est de la partager avec les autres. Le prof – un vrai, en chair et en os – te fait vraiment ressentir ce qu'il faut faire, et te le montre en face à face. Et jouer avec les autres, c'est une des meilleures écoles, car c'est le terrain. Le réel, il n'y a que ça de vrai.